Le défi médical et moral des Témoins de Jéhovah
Les médecins qui soignent les Témoins de Jéhovah se trouvent placés devant un défi. En effet, leurs convictions religieuses font que les membres de cette confession refusent les transfusions de sang total, homologue et autologue, l’injection de concentrés érythrocytaires, de globules blancs ou de plaquettes sanguines. Par contre, beaucoup acceptent l’utilisation d’un cœur-poumon artificiel, d’un dialyseur ou d’un équipement similaire, à condition que l’amorce soit faite avec des produits non sanguins et que le sang continue à circuler normalement dans le circuit extra-corporel. Le corps médical n’a pas à s’inquiéter de sa responsabilité légale, car les Témoins, refusant en connaissance de cause qu’on leur administre du sang, font toutes les démarches nécessaires pour dégager la responsabilité du médecin. En outre, les Témoins acceptent des produits non sanguins de remplacement. L’emploi de ces substituts, associé à des soins méticuleux, permet aux médecins de pratiquer toutes sortes d’opérations de chirurgie lourde sur des Témoins de Jéhovah adultes ou mineurs. Ainsi, on a mis au point une méthode de traitement destinée à ces patients, méthode conforme au principe qui requiert de traiter “ l’homme total ”. (JAMA1981; 246:2471, 2472.)
LES médecins se trouvent placés devant un problème important, et qui prend une ampleur croissante. Il y a, aux États-Unis, plus d’un demi-million de Témoins de Jéhovah, lesquels refusent la transfusion sanguine. Il faut savoir que le nombre de ces Témoins et de leurs sympathisants ne cesse d’augmenter. Autrefois, quantité de médecins et de responsables d’hôpitaux estimaient que le refus de la transfusion relevait de la justice et ils sollicitaient auprès des tribunaux l’autorisation d’agir en fonction de ce qu’il leur semblait être médicalement recommandable; cependant, des publications médicales récentes laissent apparaître un changement d’état d’esprit tout à fait notable. Ce phénomène, sans doute dû à une plus grande expérience en chirurgie sur des malades dont le taux d’hémoglobine est très faible, est peut-être le signe d’une meilleure prise de conscience du concept juridique de “ consentement éclairé du malade ”.
En chirurgie réglée et en traumatologie, bon nombre de Témoins, adultes ou mineurs, sont aujourd’hui traités sans transfusion sanguine. Récemment, [aux États-Unis,] des représentants des Témoins de Jéhovah ont rencontré les équipes médicales et les personnels administratifs de quelques-uns des plus grands établissements hospitaliers du pays. Ces entretiens ont favorisé une meilleure compréhension et ont permis de résoudre certains problèmes relatifs aux procédés d’économie de sang, aux transplantations et aux conflits d’ordre médico-légal.
LES TÉMOINS ET LES TRAITEMENTS MÉDICAUX
Les Témoins de Jéhovah reçoivent des traitements médicaux et bénéficient d’interventions chirurgicales. On compte parmi eux un certain nombre de médecins, et même des chirurgiens. Toutefois, les Témoins sont des gens profondément religieux, et, selon leur croyance, la transfusion de sang leur est interdite par des passages bibliques comme ceux-ci : “ Seulement la chair avec son âme — son sang — vous ne devrez pas la manger. ” (Genèse 9:3, 4). “ [Vous devrez] en verser le sang et le couvrir de poussière. ” (Lévitique 17:13, 14). Et ‘ abstenez-vous de la fornication, et de ce qui est étouffé, et du sang1 ’. (Actes 15:19-21.)
Bien que ces versets ne soient pas formulés dans un langage médical, les Témoins considèrent qu’ils condamnent les transfusions de sang total, de concentrés érythrocytaires et de plasma, ainsi que l’administration de globules blancs et de plaquettes. Toutefois, la compréhension qu’ont les Témoins de ces versets n’interdit pas absolument l’emploi de composants tels que l’albumine, les immunoglobulines et les préparations destinées aux hémophiles: il appartient à chaque Témoin de décider s’il peut les accepter 2.
Selon la croyance des Témoins, le sang qui sort de l’organisme doit être jeté; c’est pourquoi ils n’acceptent pas que l’on stocke leur sang en vue d’une autotransfusion. Les techniques de prélèvement peropératoires ou d’hémodilution qui nécessitent le stockage de sang sont pour eux inacceptables. Toutefois, nombre de Témoins ne voient pas d’objection à l’emploi du dialyseur ou du cœur-poumon artificiel (à condition que l’amorce soit faite avec des produits non sanguins), de même que la récupération peropératoire quand la circulation extra-corporelle n’est pas interrompue. Le médecin doit donc s’entretenir avec son malade pour savoir ce que lui dicte sa conscience 2.
Les Témoins ne pensent pas que la Bible traite directement des transplantations d’organes; aussi appartient-il à chaque Témoin de décider s’il peut subir une transplantation de cornée, de rein ou d’un autre tissu.
LA CHIRURGIE LOURDE RENDUE POSSIBLE
Dans le passé, les chirurgiens refusaient souvent de soigner les Témoins parce que leur prise de position sur l’emploi du sang et de ses dérivés semblait “ lier les mains du médecin ” ; aujourd’hui, cependant, nombre de praticiens préfèrent ne considérer cette situation que comme une difficulté supplémentaire, un défi à leur art. Étant donné que les Témoins ne s’opposent pas à l’emploi de liquides de remplacement colloïdaux ou cristalloïdes, de l’électrocautère, de l’anesthésie hypotensive 3 ou de l’hypothermie, ces procédés sont utilisés avec succès. Les applications présentes et futures de l’Hétastarch [non commercialisé en France] 4, les injections intraveineuses de fer-dextran à fortes doses 5, 6, ainsi que l’utilisation du “ bistouri à ultrasons 7 ”, sont prometteuses et ne sont pas irrecevables du point de vue religieux. De plus, si un substitut sanguin aux fluorocarbones élaboré récemment (le Fluosol-DA) se révèle à la fois sûr et efficace 8, son utilisation n’ira pas à l’encontre des croyances des Témoins.
En 1977, les docteurs Ott et Cooley 9 firent état de 542 opérations cardio-vasculaires pratiquées sur des Témoins de Jéhovah (sans transfusion de sang). D’après leurs conclusions, on peut avoir recours à ce mode opératoire, car “ le faible risque encouru est tout à fait acceptable ”. À notre demande, le docteur Cooley s’est livré à l’analyse statistique de 1 026 opérations, dont 22 % ont été pratiquées sur des mineurs. Il a abouti à cette conclusion : “ Chez les Témoins de Jéhovah, le risque chirurgical n’est guère plus élevé que chez les autres opérés. ” Pareillement, le docteur Michael DeBakey a déclaré : “ Dans la grande majorité des cas [où l’on a affaire à des Témoins], les risques d’une opération pratiquée sans transfusion ne sont pas plus élevés que lorsque nous administrons du sang. ” (Communication personnelle de l’auteur, mars 1981). Les revues médicales font également état d’opérations réussies de chirurgie lourde en urologie 10et en orthopédie 11. Les docteurs Dean MacEwen et Richard Bowen écrivent que des arthrodèses rachidiennes postérieures ont “ été réalisées avec succès sur 20 [Témoins] mineurs ”. (Faits non publiés, août 1981.) Ils ajoutent : “ Le chirurgien doit admettre qu’il lui faut respecter le droit du malade à refuser une transfusion de sang, tout en accomplissant l’acte chirurgical de telle manière que la sécurité du malade soit assurée. ”
Le docteur Herbsman 12 signale la réussite d’opérations sur des sujets, y compris des jeunes, “ ayant subi des pertes de sang très importantes d’origine traumatique ”. Il dit lui-même: “ Les Témoins sont quelque peu désavantagés quand le besoin de sang se fait sentir. Pourtant, il est tout à fait évident que nous disposons de solutions pour remplacer le sang. ” Tout en remarquant que beaucoup de chirurgiens hésitent à opérer les Témoins de Jéhovah par “ crainte de poursuites judiciaires ”, ce médecin montre que cette prise de position ne se justifie pas.
LES PROBLÈMES JURIDIQUES ET LES CAS DE MINEURS
[Aux États-Unis,] les Témoins signent volontiers le texte proposé par l’Association des médecins américains qui dégage le praticien et l’hôpital de toute responsabilité 13. En outre, la plupart des Témoins portent sur eux une carte à l’attention des médecins, signée et authentifiée, carte préparée en consultation avec les autorités médicales et juridiques. Ces pièces engagent la personne du malade et offrent une garantie aux médecins. Le juge Warren Burger précise que des poursuites pour faute professionnelle “ apparaîtraient comme non recevables ” s’il était établi qu’une telle décharge a été signée. Sous la plume de J. Paris 14, qui traite de cette question dans une analyse de la “ liberté religieuse et [des] traitements médicaux imposés ”, nous lisons : “ Un commentateur, qui a étudié les textes parus sur le sujet, a déclaré ceci : ‘ Je n’y ai rien trouvé qui justifie l’affirmation selon laquelle le médecin encourrait (…) une responsabilité (…) pénale pour ne pas avoir procédé de force à une transfusion. ’ Ce risque apparaît davantage comme le pur produit de l’imagination d’un juriste que comme une éventualité à envisager sérieusement. ”
Ce sont, malgré tout, les soins à donner aux enfants mineurs qui posent le problème le plus délicat. Ils donnent souvent lieu à des actions en justice contre des parents accusés de négligence. Cependant, nombre de médecins et d’avocats qui connaissent bien les Témoins de Jéhovah contestent ces poursuites. Ils estiment que les Témoins s’efforcent de bien faire soigner leurs enfants. Les Témoins, qui ne désirent pas se soustraire à leur responsabilité de parents ni ne veulent abandonner cette responsabilité à un juge ou à un tiers, demandent que l’on tienne compte des convictions religieuses de leur famille. Pour le docteur A. Kelly, ancien secrétaire de l’Association des médecins canadiens 15, “ les parents des mineurs et les proches des malades inconscients sont habilités à interpréter la volonté du malade. (…) Je n’ai nulle admiration, dit-il, pour les méthodes d’un tribunal de comédie réuni à deux heures du matin dans le but d’enlever un enfant à la garde de ses parents ”.
Lorsqu’il s’agit de déterminer quels soins on doit administrer à leurs enfants, il est évident que les parents ont leur mot à dire. Il peut y avoir le choix entre une intervention chirurgicale et un traitement par la radiothérapie ou la chimiothérapie, ces méthodes comportant des avantages et des inconvénients. Pour des raisons morales qui dépassent le cadre des dangers inhérents aux transfusions 16, les parents Témoins de Jéhovah demandent l’emploi de thérapeutiques qui n’aillent pas à l’encontre de leurs convictions religieuses. Cela s’accorde avec le principe médical commandant de soigner “ l’homme total ” et de ne pas sous-estimer les dommages psychosociologiques, aux effets peut-être durables, que pourrait entraîner un traitement pratiqué au mépris des croyances profondes d’une famille. [Aux États-Unis,] de grands centres hospitaliers qui ont eu affaire aux Témoins de Jéhovah acceptent désormais de prendre en charge des Témoins, y compris des enfants, venant d’établissements où l’on refuse de les soigner.
UN DÉFI POUR LES MÉDECINS
Comme on peut le comprendre, soigner les Témoins de Jéhovah n’est pas simple pour le médecin qui est décidé à préserver la vie et la santé de ses malades en utilisant toutes les techniques qui sont à sa disposition. Dans la préface d’une série d’articles traitant de chirurgie lourde pratiquée sur des Témoins de Jéhovah, le docteur Harvey 17écrit : “ Certes, ces croyances qui peuvent gêner mon travail sont irritantes. ” Il ajoute toutefois : “ Nous oublions trop facilement peut-être que la chirurgie est un art qui dépend de la technique de chacun. Et la technique est quelque chose que l’on peut améliorer. ”
Faisant état d’une information inquiétante selon laquelle l’un des centres de traumatologie les plus importants du comté de Dade, en Floride, aurait pour “ politique d’ensemble le refus de soigner ” les Témoins de Jéhovah, le professeur Bolooki 18 souligne que “ chez ces malades, les risques associés à la majorité des interventions chirurgicales sont plus faibles qu’à l’ordinaire ”. Il ajoute : “ Bien que les chirurgiens aient le sentiment d’être privés d’un des moyens offerts par la médecine moderne, (…) je suis convaincu qu’ils apprendront beaucoup en opérant ces malades. ”
Au lieu de considérer les Témoins de Jéhovah comme une source de complications, de plus en plus de médecins acceptent la situation comme un défi médical. En relevant ce défi, ils ont mis au point un schéma opératoire destiné à cette catégorie de malades, schéma qui est suivi dans de nombreux hôpitaux. Et les soins que prodiguent ces médecins sont meilleurs pour la personne entière du malade. D’ailleurs, le docteur Gardner 19 fait cette observation : “ À quoi servirait-il de guérir le corps du malade si l’on portait atteinte à sa vie spirituelle, telle qu’il la conçoit ? Ce serait le jeter dans une existence désormais vide de sens et peut-être pire que la mort. ”
Les Témoins reconnaissent que, du point de vue médical, leurs convictions inébranlables paraissent un risque supplémentaire et peuvent rendre plus compliqué le traitement. En conséquence, ils témoignent généralement d’une reconnaissance peu courante pour les soins qu’on leur donne. Ils possèdent, ce qui est non négligeable, une foi profonde ainsi qu’un intense désir de vivre, et ils collaborent volontiers avec les médecins et le personnel médical. C’est pourquoi le malade et le médecin sont unis pour relever ce défi incomparable.
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